Un propriétaire a acquis deux appartements dans le cadre d’une vente en l’état futur d’achèvement, au sein d’une résidence de tourisme.
N’étant pas été payé de ses loyers pendant la période COVID-19 notamment, le propriétaire bailleur a réclamé leur paiement en justice à son exploitant de tourisme.
Devant la Cour d’appel de Grenoble, l’exploitant de résidence de tourisme a soulevé plusieurs arguments : exception d’inexécution, force majeure, fait du prince, application de l’article 4 de l’ordonnance du 25 mars 2020.
Par un arrêt du 5 novembre 2020, la cour a balayé tous ces arguments et a fait droit à la demande de paiement des loyers du propriétaire bailleur, ainsi qu’au paiement de dommages et intérêts.
- Sur la prétendue exception d’inexécution :
La juridiction considère que : « il ne peut qu’être constaté que le bail commercial n’a pas subordonné le paiement des loyers à une occupation particulière des locaux ni à aucun taux de remplissage. Il ne résulte d’aucun élément que l’appelant ait manqué à ses obligations contractuelles rendant impossible la location des lots et l’exercice par le preneur de son activité hôtelière ».
Cette jurisprudence confirme le raisonnement que nous tenons depuis le départ.
En effet, dans un article publié sur Village de la justice (Le décret n° 2020-604 du 20 mai 2020 a -t-il pour conséquence de permettre aux gestionnaires de résidence de tourisme de ne plus payer de loyer ?), nous écrivions que :
« Cette question doit d’autant plus être abordée que le décret du 20 mai 2020 vise expressément les ERP (Article R123-12 du CCH).
Analysant la question des ERP visés par le décret n° 2020-293 du 23 mars 2020 (commerces, boutiques, salles de spectacles, débits de boissons, restaurants, etc.), certains considèrent que la décision de « fermeture au public » de ces établissements, empêchant les bailleurs de se libérer de leur obligation de « délivrance » du bien selon la destination convenue pouvait, en retour, provoquer la tentation, pour le preneur, d’invoquer l’exception d’inexécution du bail, et donc de justifier l’impayé de loyer.
La doctrine s’est opposée à cette « tentation » dès avant le décret du 20 mai 2020 : en effet, « Il faut déterminer si la décision de fermeture concerne l’immeuble lui-même (interdiction de recevoir du public) ou l’activité du preneur (interdiction d’exercice de son activité dès lors qu’elle implique la réception du public). Si elle concerne l’activité du preneur et non l’immeuble lui-même, le bailleur ne manque pas à son obligation de délivrance, de sorte que le preneur ne peut invoquer l’exception d’inexécution » ([1]).
Or le décret analysé vise, en général, l’activité de « résidence de tourisme » ([2]) notamment et non pas tel ou tel immeuble, car ces résidences impliquent de recevoir « du public » varié et renouvelé et pas des personnes « en domicile régulier ».
En l’espèce, le décret autorise expressément l’accès à ces résidences, dès lors que l’immeuble constitue « un domicile régulier des personnes » Article D321-1 du Code du tourisme ; ce qui est à la fois cocasse, si on sait que le code du tourisme interdit l’occupation des locaux au-delà d’un mois, donc exclut la notion de « domicile », et aussi couramment pratiqué par des gestionnaires.
Ce qui confirme donc bien que ce n’est pas l’immeuble lui-même qui est visé, mais l’activité.
De sorte qu’il ne saurait être invoqué l’absence de délivrance imputable au bailleur comme motif de non paiement du loyer… (…) »
- Sur la prétendue force majeure liée à l’épidémie de COVID-19 :
La juridiction considère que l’exploitant n’ayant pas démontré l’existence de difficultés de trésorerie qui aurait rendu impossible le paiement des loyers, la force majeure ne peut être invoquée pour qualifier l’épidémie.
En outre, l’article 10 du décret du 11 mai 2020, modifié le 20 mai 2020, ayant prévu une dérogation concernant les personnes qui y élisent domicile l’exploitant pouvait exercer une autre activité.
Cette jurisprudence confirme le raisonnement que nous tenons depuis le départ.
En effet, dans un article publié sur Village de la justice (Le décret n° 2020-604 du 20 mai 2020 a -t-il pour conséquence de permettre aux gestionnaires de résidence de tourisme de ne plus payer de loyer ?), nous écrivions que :
« 4. Le défaut d’irrésistibilité, condition essentielle de la force majeure.
Le deuxième critère de la force majeure, l’irrésistibilité, parait inexistant, à la lecture de la jurisprudence des juridictions judiciaires. Ainsi, le jeu de la force majeure a été exclu : pour le virus du SRAS ([3]), de la grippe H1-N1 ([4]), d’Ebola ([5]), …
Si les épidémies de SRAS, de peste, de grippe H1N1, de dingue et de chikungunya n’ont pas été jugées comme constitutives de cas de force majeure, c’est parce qu’elles ne sont pas apparues aux yeux des juges comme irrésistibles. La jurisprudence est en effet particulièrement exigeante.
La jurisprudence AXA France / Manigold (Ordonnance de référé du tribunal de commerce de Paris du 22 mai 2020) enseigne que les preneurs bons gestionnaires ont souscrit des assurances pertes d’exploitation, leur permettant ainsi d’échapper aux conséquences de la prétendue irrésistibilité de la crise.
-
- L’exclusion de la force majeure pour le locataire débiteur d’une somme d’argent.
Si l’exécution est devenue très difficile ou très onéreuse ([6]), pour autant, les caractéristiques de la force majeure ne sont pas constituées ([7]).
C’est ainsi que d’aucuns rappellent que :
« Ainsi, la force majeure est, en principe, exclue pour les obligations de payer une somme d’argent (« le débiteur d’une obligation contractuelle de somme d’argent inexécutée ne peut s’exonérer de cette obligation en invoquant un cas de force majeure » ([8]). Il résulte de cette solution jurisprudentielle que la force majeure concerne l’exécution d’obligations ayant pour objet une prestation « matérielle » et non les obligations de payer une somme d’argent ».
Le locataire peut et doit « se voir appliquer la jurisprudence refusant le jeu de la force majeure en cas de dette d’argent ([9]) » ([10]). »
Ou encore dans notre article du 20/05/2020 publié également sur Village Justice : LES GESTIONNAIRES DES RÉSIDENCES DE TOURISME PEUVENT-IL ÉCHAPPER AU PAIEMENT DES LOYERS ?
« Le preneur à bail pourrait vouloir faire obstacle au paiement des loyers et à l’application d’une clause résolutoire en parvenant à établir que les conditions d’application de la force majeure sont réunies.
Il a, ainsi été jugé que lorsque l’inexécution est due à un cas de force majeure les juges peuvent refuser de faire jouer la clause résolutoire.
La force majeure réside, en principe, dans un fait imprévisible et irrésistible.
En outre, elle doit être extérieure à celui qui s’en prévaut.
Ainsi, on ne peut pas considérer comme un cas de force majeure, un événement que le débiteur a lui-même provoqué [14].
Toutefois, la force majeure doit s’apprécier in concreto et ne peut se déduire d’une situation globale.
Dès lors, la simple constatation administrative de l’état de catastrophe naturelle donnée aux inondations, n’induit pas forcément entre les parties au contrat un événement ayant le caractère de force majeure faisant obstacle au jeu d’une clause résolutoire [15].
En outre, il importe que les effets de l’événement extérieur et imprévu ne puissent être « évités par des mesures appropriées » et que cet événement « empêche l’exécution de son obligation par le débiteur ».
Ainsi, la force majeure n’est pas retenue lorsque l’exécution du contrat devient moins profitable, plus difficile ou plus onéreuse.
L’événement doit avoir « rendu absolument impossible l’exécution de l’obligation contractée » [16].
Certains auteurs estimant même que le débiteur doit s’exécuter même au prix de sa ruine. [17].
Il en résulte que la crise sanitaire actuelle ne peut être invoqués à notre sens à tort ou à travers par tous les exploitants de toutes les résidences.
« Aucune crise n’est en soit un événement de force majeure » [18].
Une thèse soutenue il y a exactement un siècle le rappelait : « la force majeure est une qualité juridique qui n’est de droit attaché à aucun événement ; par conséquent dans chaque espèce il y a lieu de procéder à l’examen des faits ». [19].
Ainsi, la jurisprudence connue en matière d’épidémie, qui a refusé d’appliquer la notion de force majeure n’a rien de comparable avec la situation que nous connaissons [20].
Son analyse semble donc inutile et il faudra se livrer à une analyse au cas par cas de l’impact de la crise sanitaire actuelle sur l’exécution de chaque contrat.
Nous rappellerons, au surplus, que la force majeure ne peut être invoquée utilement au sujet du paiement d’une somme d’argent [21].»
- Sur le prétendu fait du prince :
La juridiction balaye cet argument à juste titre, précisant que cette théorie n’est pas applicable aux rapports privatifs.
Cette jurisprudence confirme le raisonnement que nous tenons depuis le départ.
En effet, dans un article publié sur Village de la justice (Le décret n° 2020-604 du 20 mai 2020 a -t-il pour conséquence de permettre aux gestionnaires de résidence de tourisme de ne plus payer de loyer ?), nous écrivions que :
« Le fait du prince peut être défini comme « le fait imprévisible consistant en une mesure licite prise par l’autorité contractante, quels que soient le contenu et le fondement de cette mesure. Mais cette théorie ne peut couvrir les hypothèses dans lesquelles la personne publique n’agit pas comme autorité contractante. Autrement dit, la théorie ne s’applique qu’à l’égard des actes pris unilatéralement par la personne publique en tant que partie au contrat (CE, 29 juill. 1953, n° 99200, Entreprise générale Veuve Duval[11]) » ([12]).
Tel n’est pas le cas d’un décret… qui est un texte d’application d’une disposition législative, et pas une « mesure administrative », ce qui conduit la doctrine à rappeler que les notions juridiques doivent être appliquées avec prudence.
D’autant qu’en présence d’une résidence de tourisme, l’Administration n’est pas partie au contrat de bail commercial qui lie bailleur et preneur.
C’est pourquoi il semble difficile d’assimiler force majeure et fait du prince, s’agissant en l’espèce d’un décret ([13]). »
En conclusion, le juge d’appel décide que : « Il s’ensuit que la demande (du bailleur) concernant le paiement des loyers de retard (correspondant aux loyers pendant la période COVID-19) est bien fondée et il y sera fait droit. »
- Sur le prétendu bénéfice de l’article 4 de l’ordonnance du 25 mars 2020 :
La juridiction saisie considère que l’article 4 de l’ordonnance 2020-316 du 25 mars 2020, qui a prévu que les personnes mentionnées à l’article 1er ne peuvent encourir de pénalités financières ou intérêts de retard, de dommages-intérêts, d’astreinte, d’exécution de clause résolutoire, de clause pénale ou de toute clause prévoyant une déchéance, ou d’activation des garanties ou cautions, en raison du défaut de paiement de loyers ou de charges locatives afférents à leurs locaux professionnels et commerciaux, nonobstant toute stipulation contractuelle et les dispositions des articles L622-14 et ‘L641-12 du code de commerce, s’applique aux loyers et charges locatives dont l’échéance de paiement intervient entre le 12 mars 2020 et l’expiration d’un délai de deux mois après la date de cessation de l’état d’urgence sanitaire.
Selon l’article 1er de cette ordonnance, peuvent bénéficier de ces dispositions les personnes physiques et morales de droit privé exerçant une activité économique qui sont susceptibles de bénéficier du fonds de solidarité mentionné à l’article 1er de l’ordonnance n° 2020-317 du 25 mars 2020. Les conditions d’admission à ce fonds ont été définies par le décret 2020-371 du 30 mars 2020, dont l’article 1er prévoit que le nombre de salariés doit être inférieur ou égal à 10, et le chiffre d’affaires inférieur à un million d’euros.
Or, en l’espèce, le gestionnaire exerçait une activité sur l’ensemble du territoire national, avec un chiffre d’affaires de près de 180 millions d’euros, avec plus de 800 salariés de sorte que ces dispositions sont inapplicables.
Cette jurisprudence confirme le raisonnement que nous tenons depuis le départ.
En effet, dans un article publié sur notre site Résidences de tourisme : les exploitants peuvent-ils bénéficier du fonds de solidarité ?, nous écrivions que :
« En conséquence, à partir du moment où un exploitant d’une résidence de tourisme, quelle que soit la forme juridique selon laquelle il exerce l’activité, répond aux conditions ci-dessus, il pourra bénéficier de la suspension de la réclamation des intérêts de retard et de l’engagement d’une procédure en résiliation de bail et d’expulsion, ainsi que percevoir l’aide prévue.
En revanche, si la résidence est gérée par une société filiale qui appartient à un groupe, seul le groupe pourra être éligible aux dispositions favorables relatives au fonds de solidarité, à partir du moment où il répond aux critères d’éligibilité (ceci est peu probable compte tenu des caractéristiques moyennes des groupes de sociétés).
Conclusion : les gestionnaires de résidences de tourisme ne pourraient donc que très exceptionnellement pouvoir opposer aux propriétaires l’absence de pénalités de retard ou d’acquisition de la clause résolutoire en cas de non paiement des loyers et/ou charges commerciaux.
Ce qui est favorable aux propriétaires bailleurs en résidence de tourisme ! »
Et dans un article publié sur notre site Coronavirus : suspension des loyers commerciaux ? (ordonnance du 25 mars), nous écrivions que :
« En conclusion, les locataires ne bénéficient pas d’une exonération de leur loyer pendant l’épidémie de CORONAVIRUS. »
La Cour a également fait droit à la demande de dommages et intérêts du propriétaire bailleur liée :
- A l’impossibilité de régler certaines dépenses afférentes aux biens donnés à bail,
- au rejet de prélèvements bancaires, avec mise en demeure,
- aux nombreuses démarches qui ont engagé des frais de recouvrement (lettres recommandées de mises en demeure, sommations de payer).
En conclusion, les propriétaires bailleurs sont en droit de réclamer le paiement de la totalité de leurs loyers pendant la période COVID-19.
Nous pouvons les y aider pour y parvenir face à leur gestionnaire de résidence de tourisme (ou d’affaires), soit par la voie amiable (négociation), soit par la voie judiciaire.
SCP Gobert & Associés
[1] La Semaine Juridique Entreprise et Affaires n° 17, 23 Avril 2020, 1179.
[2] Le décret vise les « types d’établissements définis par le règlement pris en application de l’art R123.12 ».
[3] CA Paris, 29 juin 2006 n° 04/09052 : JurisData n° 2006-306433.
[4] CA Besançon, 8 janv. 2014, n° 12/02291.
[5] CA Paris, 17 mars 2016, n° 15/04263. – Adde J.-P. Blatter, Le bail, le Covid-19 et le schizophrène : AJDI 2020, p. 245 et s., spéc. p. 247 in fine.
[6] Cass. soc., 12 févr. 2003, n° 99-42.985 : JurisData n° 2003-017596 ; Bull. civ. V, n° 50) (Cass. 1re civ., 8 déc. 1998, n° 96-17.811 : JurisData n° 1998-004771 ; Bull. civ. I, n° 346.
[7] La Semaine Juridique Edition Générale n° 19, 11 Mai 2020, 614, Le paiement des loyers relatifs aux baux commerciaux et la crise du Covid-19, Etude Étude rédigée par Frédéric Danos professeur à l’université de Tours.
[8] Cass. com., 16 sept. 2014, n° 13-20.306 : JurisData n° 2014-020972 ; D. 2014, p. 2217, note J. François ; JCP G 2014, 1117, note V. Mazeaud ; RTD civ. 2014, p. 890, obs. H. Barbier ; RDC 2015, p. 21, obs. Y.-M. Laithier).
[9] Cass. com., 16 sept. 2014, n° 13.20.306 : JurisData n° 2014-020972 ; JCP G 2014, 1117, note V. Mazeaud.
[10] La Semaine Juridique Edition Générale n° 19, 11 Mai 2020, 614, « Il n’est pas possible de trouver dans ces textes de crise une base légale solide pour mettre en cause les obligations financières d’un locataire ordinaire ». – 3 questions à Joël Monéger, professeur émérite à l’université Paris-Dauphine-PSL.
[11] Contrats et Marchés publics n° 4, Avril 2020, alerte 11, Coronavirus et force majeure en droit des contrats publics, Veille par Sophie Pignon Avocate associée – Taylor Wessing France.
[12] Contrats et Marchés publics n° 4, Avril 2020, alerte 11, Coronavirus et force majeure en droit des contrats publics, Veille par Sophie Pignon Avocate associée – Taylor Wessing France.
[13] Contrats Concurrence Consommation n° 5, Mai 2020, repère 5, Le Covid-19, la force majeure et le fait du prince, Repère par Laurent Leveneur professeur à l’université Panthéon-Assas (Paris II) – directeur du laboratoire de droit civil – Co-directeur du JurisClasseur Civil Code.
[14] Cass. 3e civ., 4 mars 1975 : Bull. civ. III, n° 84
[15] Cass. 3e civ., 10 déc. 2002, n° 01-12.851
[16] Cass. soc., 25 févr. 1954 : Bull. civ. IV, n° 107
[17] V. Fr. Terré, Ph. Simler, Y. Lequette et Fr. Chénedé, Droit civil. Les obligations : Dalloz, 2018, 12ème éd., n° 749, p. 812.
[18] Droit des contrats – Contrats : la force majeure et l’imprévision remèdes à l’épidémie de covid-19 ? – Etude par Charles-Édouard Bucher – Contrats Concurrence Consommation n° 4, Avril 2020, étude 5.
[19] J. Radouant, Du cas fortuit et de la force majeure : thèse, Paris, 1920, Arthur Rousseau, 1920, p. 13.
[20] CA Paris, 8e ch., sect. A, 29 juin 2006, n° 04/09052 : JurisData n°2006-306433 ; JCP G 2006, IV, 2911. CA Paris, 25e ch., sect. B, 25 sept. 1998, n°1996/08159 : JurisData n° 1998-024244 . CA Besançon, 2e ch. com., 8 janv. 2014, n°12/02291. CA Nancy, 1re ch. civ., 22 nov. 2010, n° 09/00003 : JurisData n° 2010-031025. CA Saint-Denis (Réunion), chambre sociale, 29 déc. 2009, RG n° 08/02114 . – CA Basse-Terre, 1re ch. civ., 17 déc. 2018, n° 17/00739.
[21] Cass. Com 16/09/2014 n°13-20306.